L’Assassinat du Président Mac-Kinley — Czolgosz
Tout le monde a vu des portraits
de Czolgosz, l’assassin du président Mac-Kinley. C’était un jeune
homme de vingt-deux ans, imberbe, au front droit, dont le regard
faisait valoir une exquise expression d’adolescence et qui portait
la téte avec une franchise à la manière d’Emile Henry, mais avec
une simplicité que l’on aimait. Il y a des hommes desquels rayonne
la sympathie avant toute parole, et à qui déjà l’on adresse le meilleur
de soi-même parce qu’ils cheminent et parlent selon leur vérité.
Je ne veux pas ici faire l’apologie du régicide, mais, dans une
revue spécialement littéraire, penser aux assassins, aux malheureux,
comme on dit en Russie, et parler d’eux comme de toute chose, sans
horreur, et comme j’eusse parlé d’une jeune fille dans un jardin
de roses. Et pour chercher quelques-unes de ces petites vérités
avec lesquelles nous jugeons l’homme, je voudrais éviter l’erreur
d’être pauvre, en ne disant pas aux camarades : « Vous avez travaillé
tout le jour, nos maitres nous volent nos plaisirs, et celui-ci
vous a vengés, » et je voudrais encore éviter l’erreur d’être riche
et ne pas dire : « La haine et la bassesse ont armé son bras. Il
tuait un roi, troublait une société, faisait sauter les vertus.
»
Nous ne nous comprenons guère. On
distingue un « ouvrier », un « bourgeois », et l’on décompose le
[464][465] monde comme si la science
sociale était une chimie dont les corps limitent leurs combinaisons.
Chacun a connu des pauvres, j’apporte ici quelques faits et je ne
conclus pas parce que j’estime qu’il n y a pas de conclusion possible
et qu’il n’appartient qu’aux hommes grossiers de blàmer au lieu
de fournir une explication. Et si l’on objecte je ne sais quels
principes sociaux à défendre, j’en appellerai à la sincérité humaine,
à la multiplicité des combinaisons qui défient tous les principes
et à l’indulgence que doit engendrer toute compréhension plus forte
que les passions immédiates.
Dans un milieu d’employés obscurs
et fatigués, voici la seule parole qui fut prononcée au lendemain
de l’incendie du Bazar de la Charité : « Eh bien quoi! Ça vaut mieux
que si c’était arrivé dans une usine ». Et je me souviens de la
mort du petit-fils d’un gouverneur de la Banque de France qui, jouant
dans l’escalier, entra dans la cage de l’ascenseur alors que celui-ci
descendait, ferma la porte, et fut broyé. Quelqu’un dit : « S’il
avait demeuré, comme moi, dans une maison avec un loyer de trois
cents francs, il n’aurait pas eu à craindre les accidents d’ascenseur.
» Du reste les riches ont aussi leurs bons mots et une dame, dont
le mari gagnait vingt mille francs par an, disait un jour, à propos
de son domestique que l’on avait congédié : « Il se faisait six
cents francs; c’était une belle position, du moins, pour ces
gens-là ce que l’on appelle une belle position. »
Il arrive souvent qu’un jeune homme
un peu trop vaniteux gagne, ayant vingt ans, une salaire infime,
mange mal et reste le soir dans sa chambre d’hòtel parce que les
pauvres n’osent pas sortir. Issu d’un milieu populaire, là où l’instruction
semble avoir pour but de procurer des fonctions largement rémunérées,
il condamne un monde où la culture de l’esprit n’est pas rétribuée
et applaudit aux maux des riches comme à un chàtiment de Dieu. Elargissant
encore sa [465][466] haine, le coudoiement
de passants bien vêtus, la froideur des quartiers luxueux, lui font
maudire toute une société qui ne le considère pas avec attention,
et les inintelligences [sic] de ses compagnons de travail
le poussant à condamner l’humanité tout entière. Alors un homme
énergique comme Emile Henry jette sa bombe n’importe où. D’autres,
pénétrés de la philosophie anarchiste, et moins immédiatement violents,
mûrissent en silence, prennent la conscience d’un « devoir » supérieur,
développent leur idée et choisissent un homme. Je ne veux pas du
tout condamner la philosophie anarchiste, claire et belle, pénétrée
d’amour et de fraternité, et enseignée par des saints, depuis le
cordonnier Jean Grave jusqu’au prince Pierre Kropotkine. Ce serait
une mauvaise action car elle contient un peu de la grande espérance
humaine. Il y a des jeunes gens si purs que leur vie est un cristal
qui reflète leurs pensées en toute ingénuité, et dont les gestes
se propagent et vivent à l’unisson de leur cœur. Je crois que Czolgosz
était un de ceux-là[.] Il n’y a que deux causes à son crime : intelligence
et pauvreté.
Pour le reste, je ne dirai qu’une
chose : il se recueillit, condamna la société dans un de ses symboles,
puis, avec la naïveté d’un enfant, crut la briser comme on brise
le suprême chaînon du mal, et c’est alors qu’il connut sa voie.
Quelqu’un y marcha-t-il plus vaillamment?
Nous en voyons le résultat. « La libre
Amérique » a un autre président, et de ce qui fut un beau cœur,
de l’homme qui eùt pu faire autour de lui la belle propagande du
savoir, de la force, et de la vertu, il ne reste plus sur les tables
des médecins qu’un cadavre que l’on insulte encore. Mais c’est une
image que plus d’un conservera, celle du jeune Czolgosz qui mourut
avec simplicité et qui disait : « J’ai tué le président Mac-Kinley
parce qu’il n’aimait pas les ouvriers. »
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